Focus #7 – LA FACE CACHÉE DU DISQUE DE LUNE ORION
- Thibault
- 30 mai
- 6 min de lecture
Au cœur de la série Orion, une pièce se distingue par sa complexité et son ambition : le disque de Lune. Conçue en partenariat avec l’atelier AJS Production, cette minuscule surface circulaire cristallise deux années de recherche et d’expérimentation. Une pièce unique, à la croisée de l’artisanat horloger et d’une technologie laser révolutionnaire.
À l’approche de l’assemblage de la série Orion, la production des modèles touche désormais à sa fin. Tous les composants ont été validés ; seul le disque de Lune reste en cours de finalisation — à l’image de l’invité d’honneur qui arrive en dernier. L’occasion pour nous de vous partager les coulisses de ce procédé de fabrication unique.

Le Super-LumiNova® : impossible à travailler ?
L’origine de la luminescence en horlogerie et le défi qu’elle représente
Pour comprendre le défi posé par cette pièce, il faut s’attarder sur sa composition — et notamment sur le matériau à l’origine de sa luminescence.
Le problème ? Le Super-LumiNova® se présente sous forme de poudre ou de pâte visqueuse lorsqu’il est mélangé à un liant. Cette consistance particulière le rend très difficile à appliquer de manière homogène, en particulier lorsque des niveaux de détail très fins sont requis. Toute tentative de gravure ou de dépôt demande une extrême précision : la matière est sensible à la chaleur, à la pression, aux solvants, et ne supporte pas les reprises ou retouches.
Le Super-LumiNova® est un pigment photoluminescent suisse, développé dans les années 1990 par la société RC Tritec AG, en remplacement du radium puis du tritium, deux substances radioactives autrefois utilisées en horlogerie. Ce matériau repose sur des oxydes d’aluminium dopés au strontium, capables d’emmagasiner la lumière naturelle ou artificielle pour la restituer dans l’obscurité, sans aucun risque sanitaire.

La première réaction de l’atelier AJS Production, lorsque nous les avons contactés il y a deux ans, fut donc naturellement de nous expliquer la non-faisabilité technique d’un tel projet. Mais l’idée a fait son chemin, et l’équipe R&D de ce brillant laboratoire suisse s’est penchée plus rigoureusement sur un défi central en horlogerie : comment travailler, avec une extrême précision, une matière aussi visqueuse et instable que le Super-LumiNova ?
L'ASTUCE DU STICKER LUMINOVA
Transformer une matière instable en une base luminescente homogène sous forme d'autocollant
Le premier déclic fut de transformer le Super-LumiNova en une fine couche autocollante, à appliquer directement sur un disque en laiton — une solution récemment mise en œuvre dans l’industrie horlogère pour contourner les limites du dépôt manuel sur des surfaces plates.
Les "stickers Super-LumiNova" sont de fines pellicules prédécoupées de matière luminescente, en BGW9, appliquées comme un film adhésif sur des surfaces complexes. Conçus pour contourner les limites du dépôt manuel, ils permettent une application plus nette et homogène, tout en résistant mieux aux étapes de gravure ou d’usinage.

Dans notre cas, ce sticker a donc été utilisé comme première couche du disque de Lune, offrant une base stable et lumineuse sur laquelle travailler. Chaque sticker Super-LumiNova est fabriqué sur mesure, puis minutieusement déposé à la main sur un disque en laiton par un artisan horloger.
À ce stade, nous avons donc un disque en laiton de 0.28 mm d'épaisseur, recouvert d’un autocollant en Super-LumiNova BGW9 ou C1. Cette surface offre une luminescence parfaitement lisse et homogène, mais demeure encore trop sensible pour être directement travaillée ou gravée.
APPLICATION DES COUCHES DE PEINTURE
Créer la base du ciel sans éteindre la lumière
L’idée suivante fut de recouvrir cette première couche par plusieurs applications successives de peinture ultra-fine. Les pigments utilisés — des acryliques horlogers spécialement formulés — sont choisis pour leur capacité à interagir avec la lumière sans l’étouffer. Certaines couches sont légèrement translucides, d’autres plus opaques, créant des zones d’ombre ou de contraste.
Des pigments blancs permettent de diffuser la lumière de façon plus douce, tandis que des teintes bleues profondes ajoutent de la densité et de la nuance au ciel nocturne. Chaque application est réalisée par micro-pulvérisation, à l’aide d’un pistolet à peinture haute précision.
Cette étape, entièrement réalisée à la main, est l’une des plus délicates du processus. Chaque couche de peinture doit être parfaitement homogène : le moindre faux mouvement, une surcharge de matière ou un simple débordement peut compromettre l’ensemble du rendu. Dans ce cas, il est impossible de corriger — il faut jeter la pièce et tout recommencer depuis le début, à partir d'une pièce vierge.
À l’issue de cette phase, le disque atteint environ 0.35 mm d’épaisseur. Le Super-LumiNova n’est plus visible en surface, mais il attend d’être révélé, couche par couche, par le faisceau d’un laser. C’est ce que nous allons voir dans la dernière étape.
BRÛLER LA PEINTURE PAR LA LUMIÈRE
Quand la technologie redonne forme à la matière
Pour creuser la matière avec une extrême précision, l’équipe AJS a utilisé une technologie encore peu courante en horlogerie : le laser femto-seconde.
Ce type de laser, appelé aussi “laser femto”, émet des impulsions de lumière ultra-brèves – de l’ordre de 10⁻¹⁵ secondes – permettant de brûler ou de vaporiser la matière sans la chauffer ni la fissurer. Développée dans les années 1990, cette technologie trouve ses origines dans les travaux du physicien Gérard Mourou et de sa doctorante Donna Strickland, tous deux récompensés par le prix Nobel de physique en 2018. D’abord pensée pour la microchirurgie et l’optique de précision, elle a été adaptée à l’industrie pour graver des matériaux sensibles… jusqu’à atteindre aujourd’hui le monde de l’horlogerie.

Dans le cas de notre disque de Lune, chaque impact retire de la matière au micron près (0.001 mm), révélant les zones luminescentes enfouies sous les couches de peinture. Cette méthode permet de créer du relief sans ajouter d’épaisseur — une gravure de lumière plus qu’une sculpture. L’utilisation du laser femto a ainsi permis de dessiner avec une extrême précision chaque cratère, chaque étoile, en dosant finement la profondeur et l’intensité de gravure.
Ce procédé expérimental est particulièrement complexe à maîtriser : retirer trop de matière crée des creux trop profonds ; pas assez, et la Lune reste plate, sans vie. L’interaction entre les couches peintes et le pigment photoluminescent est elle aussi imprévisible : certaines zones brûlent trop vite, d’autres reflètent la lumière de manière non homogène. Il aura fallu produire et ajuster de nombreuses séries de prototypes pour trouver l’équilibre parfait.
LE RÉSULTAT : UN FRAGMENT DE COSMOS
Une lecture vivante du ciel sur une surface de 6mm
Le rendu final du disque de Lune de la série Orion est à la hauteur des ambitions initiales : une pièce d’une précision inédite dans l’horlogerie contemporaine. Chaque étoile a été gravée selon sa position réelle dans le ciel, dans un rayon couvrant l’ensemble de la constellation d’Orion et de ses voisines — Taurus, Gemini, Canis Major, Monoceros… La voûte céleste ainsi représentée suit une cartographie exacte, fidèle à 0.001 mm près.

Grâce au laser femtoseconde, seules certaines étoiles s’illuminent dans l’obscurité : les plus brillantes, choisies selon leur magnitude réelle, créant une lecture subtile et réaliste du ciel nocturne.
La Lune elle-même présente un relief saisissant. Ses cratères sont délicatement creusés dans la matière, avec des arêtes douces et irrégulières, donnant une profondeur presque tactile au disque. Les zones hautes restent dans l’ombre, tandis que les creux laissent percer une lueur bleutée discrète, comme si la lumière venait de l’intérieur.

Une pièce née du savoir-faire, de la lumière, et de votre soutien
Les photographies que vous découvrez ici illustrent ce travail patient : le masquage des disques un à un, la pulvérisation des couches pigmentaires, les tests de dégradés, et enfin l’assemblage de chaque pièce, à la main, pour éviter la moindre micro-rayure. Cette pièce miniature devient ainsi un fragment de cosmos à part entière, condensé sur quelques dixièmes de millimètre.
Ce disque ne se contente pas d’indiquer une phase lunaire : il raconte une histoire. Celle d’un atelier suisse qui repousse les limites de la miniaturisation, et d’un projet horloger indépendant qui explore de nouvelles frontières.
Nous sommes heureux et fiers de partager cette histoire avec vous, et vous remercions sincèrement de l’avoir rendue possible. Votre soutien lors de la campagne Kickstarter a permis de financer la recherche et le développement de ce disque, et de lancer la production des 800 premières pièces. Cette lune trouvera bientôt sa place à votre poignet — merci pour votre confiance.
Komentar